Revue Servir : « Repenser le modèle des Ehpad pour garantir le droit de vieillir dignement »
Repenser le modèle des Ehpad pour garantir le droit de vieillir dignement
par Jérôme Guedj, dans la Revue SERVIR, novembre 2023.
Au fil des pages de La Vieillesse, chef d’œuvre trop méconnu de Simone de Beauvoir, publié en 1970, la philosophe résume la malédiction du Grand Âge qui sévissait dans les hospices de manière cinglante : « abandon, ségrégation, déchéance, démence, mort ». Heureusement, depuis les années 1970, les choses ont bien changé. Les conditions de prise en charge se sont améliorées, en lien notamment avec l’émergence du modèle – imparfait – des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).
Ce modèle des Ehpad est actuellement en proie à une crise profonde dont le Gouvernement ne semble pas prendre la mesure. S’il est repensé dans une triple perspective, l’Ehpad constitue toujours un modèle d’avenir : une médicalisation renforcée et socialisée, une organisation davantage tournée vers ses habitants et une ouverture à l’environnement local affirmée peuvent permettre de garantir le droit à vieillir dans la dignité de chacun.
S’il a constitué une avancée qui s’est imposée au cours des années 1990, le modèle de l’Ehpad traverse actuellement une remise en cause profonde.
Dès 1975, le terme “maison de retraite” s’impose au détriment des “hospices”. Puis, au cours des années 1990, les Ehpad remplacent progressivement les hospices et les maisons de retraites, offrant un cadre de vie plus adapté aux besoins des résidents. La loi de janvier 1997 et celle de 2002 favorisent ensuite leur développement en mettant l’accent sur la qualité des soins et la citoyenneté des usagers. L’évaluation des besoins des résidents effectuée par le médecin coordinateur est ensuite instaurée en 2007.
Puis, en 2009, la loi Hôpital, Patient, Santé, Territoires (HPST) confère des pouvoirs aux Agences Régionales de Santé, pour autoriser, contrôler et d’allouer les ressources des établissements. Dans ce contexte favorable, entre 2003 et 2015, le nombre de places en établissements médico-sociaux médicalisés et non médicalisés s’est fortement accru passant de 430 000 à 600 000 places (hausse d’environ 40%).
Toutefois, ces dernières années, le secteur des Ehpad a été secoué par deux crises importantes. D’une part, la pandémie de COVID-19 a été responsable de la perte de 5 % des résidents en 2020. D’autre part, les révélations des risques de maltraitance et l’analyse des multiples dysfonctionnements dans les établissements Orpéa par le livre-enquête “Les Fossoyeurs” de Victor Castanet ont créé une véritable onde de choc politique et médiatique, suscitant une crise de confiance envers le secteur.
Ces deux crises ont en commun d’avoir mis à nu les lacunes en termes de personnel, de moyens et de conditions de vie dans les Ehpad. Face à ces difficultés, le constat de la nécessité de changer de modèle est unanimement partagé. Même la Cour des comptes dans son rapport de février 2022 reconnaît qu’il faut davantage de moyens pour les Ehpad, notamment pour médicaliser l’offre existante. Malheureusement, malgré la hausse vertigineuse attendue du nombre de personnes âgées de 75 à 84 ans (49 % entre 2020 et 2030, passant de 4,1 millions à 6,1 millions), depuis 2017, les gouvernements successifs se sont caractérisés par le manque d’ambition.
Face ces crises, l’Ehpad actuel gagnerait à devenir un Ehpad plateforme, c’est à dire un véritable lieu de soin et de vie, ouvert sur son environnement et ancré dans son territoire.
Si l’on souhaite renforcer le droit à vieillir dans la dignité dans les Ehpad, trois priorités se dégagent. D’une part, les résidents ont besoin d’un accès aux soins de qualité, y compris des services médicaux spécialisés, pour répondre à leurs besoins de santé spécifique.
Cette médicalisation accrue doit être prise en charge par la solidarité nationale à travers notamment une réforme de la tarification des Ehpad (fusion des sections soins et dépendance).
Concrètement, il est temps de mettre en place des ratios opposables, et d’aller vers le 1 pour 1 : un salarié pour un résident (alors que ce ratio ne progresse que timidement, autour de 0,6). Qui accepterait des écoles avec 1 enseignant pour 50 élèves ? Et pourtant on accepte une telle insuffisance de personnels pour les Ehpad.
Cette médicalisation accrue implique également le développement de la prévention comme le soulignait la Cour des comptes dans son rapport publié en février 2022 au sujet de « la prise en charge médicale des personnes âgées en EHPAD ».
À l’appui de ce constat, la proposition de loi que j’ai déposée en avril 2023 visant à Garantir le droit à vieillir dans la dignité et préparer la société au vieillissement de sa population (n°1061) propose de développer les pratiques de prévention en donnant aux EHPAD la possibilité de tarifer ce type d’actes pour valoriser leur généralisation.
D’autre part, les Ehpad gagneraient à passer d’une logique de prise en charge des « résidents » à celle d’assurer la qualité de vie des « habitants». Ce changement pourrait passer par exemple par une révolution de la conception que l’on se fait de l’alimentation dans ces établissements. Rappelons qu’aujourd’hui, environ 270000 personnes en EHPAD sont touchées par la dénutrition. Or, pour une personne dénutrie, le risque de mortalité se trouve multiplié par un facteur allant de 284 et le risque de maladies est multiplié par un facteur de 2 à 6.
Instaurer un budget alimentaire minimal (adossé à un cahier des charges qualitatif) permettrait de renforcer le sentiment de « bien vieillir chez soi » au sein même des établissements.
Et la logique domiciliaire pourrait aller plus loin encore, en sortant d’une logique d’établissement pour penser des habitats regroupés: la chambre redevient le lieu privatif, et l’Ehpad repensé y fournit les services et accueille les activités communes dans des lieux partagés. La troisième direction prioritaire que pourraient prendre les Ehpad dans le futur est l’ouverture à leur environnement et à leur territoire. 75% des plus de 75 ans vivent à moins de 5km d’un des 7000 établissements.
Un maillage unique de compétences médicales et médico-sociales qui doit bénéficier plus uniquement aux résidents mais aux âgés fragiles vivant à proximité. Cette ambition d’ouverture peut se traduire aussi par des collaborations avec les acteurs locaux, des activités intergénérationnelles, et la création de liens plus forts avec la communauté locale. L’idée d’un jumelage systématique avec au moins un club de sport, un établissement scolaire et/ ou un équipement culturel (médiathèque, conservatoire, théâtre..) ouvre de belles perspectives.
En somme, l’avenir des Ehpad doit être repensé autour d’un modèle de “‘Ehpad plateforme” qui combine des soins médicaux de qualité, une ouverture sur l’environnement et la communauté locale, et qui par là même permet d’assurer le droit de nos aînés à vieillir dignement.
Il faudra aussi immanquablement poser la question de la lucrativité de ces activités et de l’accessibilité financière: notion de bénéfice raisonnable pour les établissements commerciaux, développement soutenu de l’offre publique, modulation des tarifs en fonction des ressources des résidents, allocation unique en lieu et place du maquis des aides existantes (APA, aides au logement, aide sociale, réduction d’impôt)… Bref, l’heure du big bang est venue. L’Ehpad est mort, vive le nouvel Ehpad.